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UN DIMANCHE A LA CAMPAGNE

Aujourd'hui c'est dimanche. Il fait beau, le soleil brille et le printemps mongol souffle une brise tiède.

Alors on s’est dit : on va pique-niquer à la campagne. On est parti, René, Solongo, un superbe filet de bœuf, une bonne bouteille et moi. On a préparé nos petits sacs-à-dos, on s’est glissé dans des tenues légères, on a souri parce qu’on a vu qu’on avait quand même trop chaud. Ca faisait longtemps. On a marché vers le sud depuis le Bayangol. Tout d’abord se glisser entre les voitures des dernières rues, enjamber les fils barbelés et franchir la voie ferrée Irkoutsk-Beijing. Puis traverser un mince filet d’eau en sautant de caillou en caillou. Bien sûr on a perdu plusieurs fois l’équilibre et on a mis un pied dans l’eau ; ça faisait parti de la fête et on a vite séché. Quelques arbres rabougris nous ont salués en faisant claquer dans le vent les sacs plastiques accrochés à leurs branches. René a lancé sa blague favorite sur tous ces oiseaux blancs mongols de retour d’hivernage.

La marche était facile, au loin on voyait les montagnes où alternaient névés, forêts de sapins et pentes pelées. Nous sommes vite sortis de la ville après avoir longé le stadium, planté dans la steppe comme un jouet oublié sur un paillasson. Des sportifs motivés, aux maillots couverts de pub, chevauchant des vélos étonnamment modernes, aux roues lenticulaires, tournaient et tournaient autour du stade dans une course cycliste totalement surréaliste. La steppe s’est ensuite déformée, des renflements piquetés d’arbustes déplumés annonçaient les berges de la rivière. Des vaches sont apparues, errant parmi les sacs plastiques pour tenter de trouver un brin d’herbe verte. On a ramassé du bois mort pour le feu et on est arrivé à destination. La rivière coulait vers l’ouest, se frayant un chemin à travers la glace encore majoritaire en cette saison. De l’autre côté, sur les flancs des montagnes, des chèvres traçaient leur route comme des funambules, trébuchant parfois et lançant un bêlement apeuré.

On s’est installé sur les pierres à quelques mètres de l’eau qui chantait. On a déballé nos affaires, sortant la nourriture avec application, installant les conditions du festin avec amour. Le feu a vite crépité, on y a rajouté quelques bouses de vache séchées et mis en place la grille sur le foyer. Assis sur nos pierres, Solongo et moi avons regardé René s’occuper de la cuisson du morceau. La viande était rouge écarlate, saignante et épaisse, longue comme l’avant-bras. Elle a grillé juste comme il le fallait, prenant le goût si particulier de la cendre mongole. Puis l’instant tant attendu par nos babines est arrivé. Notre chef cuistot a glissé le couteau dans la pièce comme s’il coupait un nuage, faisant apparaître une chair rose et juteuse. On a disposé une belle tomate importée dans chaque assiette, deux ou trois tranches du fameux filet, une pincée de sel et quelques herbes récoltées par Solongo sur le trajet. On s’est tu un instant, pour goûter pleinement la tendresse du morceau et s’emplir les narines de son fumet. J’ai regardé les montagnes en laissant fondre la première bouchée. Ce n’était plus seulement de la viande que je dégustais, c’était la Mongolie toute entière.

On a ensuite félicité René et remercié les dieux, on a chanté la simplicité de l’instant et coupé une nouvelle tranche de pain, versé un verre de vin russe. Tous trois assis sur nos pierres, nous savions la richesse de l’instant. Un rapace tournoyait autour de nos têtes et j’aurais bien voulu l’inviter. Le repas a pris son temps, nous ne voulions pas en finir. Après un temps de rêverie indéterminé, comme pour nous ramener à la réalité, le vent a forci, le ciel s’est voilé. Très peu, pour ne pas nous heurter dans un moment si doux, mais suffisamment pour nous faire comprendre qu’il était temps de partir. Les rapaces tournaient toujours sur le fond laiteux des nuages, les chèvres bêlaient de plus belle, la rivière gazouillait.

Nous nous sommes levés et avons pris le chemin de la ville. Nous savions que ce n’était qu’une pause, que nous ne regagnions la civilisation que pour mieux retrouver plus tard le chemin d’une simple viande grillée au milieu de la nature mongole.

Ulaanbaatar, avril 2000

© guillaume lofi 2008