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CHAMANES

On est entré dans la « delguur », l’épicerie du coin, celle où je vais souvent acheter mes œufs et mes patates, juste à côté de chez moi. J'entendais un son sourd, lancinant, filtrer au travers de la cloison du fond.

L'amie avec qui j'étais a montré une carte de visite à la vieille commerçante. Celle-ci nous a adressé un regard entendu et faits passer immédiatement derrière le comptoir puis dans une petite pièce. A travers l'ouverture je voyais le chamane. Je n'osais pas m'approcher. La femme nous a invités à entrer d’un sourire doux mais ferme. Dans la pièce des bancs étaient disposés contre des murs. Une quinzaine de mongols y étaient assis, hommes, femmes, enfants. Ils nous ont dévisagés avec curiosité alors que nous prenions place sur l'un des vieux bancs.

Pendant l'heure qui a suivi j'ai vécu une expérience dans laquelle peu d'européens sont admis, un moment dont je me rappellerai toute ma vie : une séance de chamanisme mongol. Les chamanes étaient trois. Deux hommes et une femme. L'homme le plus jeune se balançait d'un pied sur l'autre en débitant un flot de paroles ininterrompu , sur le rythme donné par un tambour traditionnel et des grelots. Il était habillé du costume mongol traditionnel, le del, avec le chapeau en forme de pagode et les hautes bottes de cuir. Il avait les yeux fermés et sont chant parlé résonnait dans la pièce. Il régnait une atmosphère attentive, presque studieuse où l'appréhension et l'impatience étaient tangibles.

Tous les spectateurs plongèrent peu à peu dans un autre monde. Certains se balançaient au rythme de la mélopée, d'autres restaient immobiles, observant de leurs yeux troubles, les mains jointes, concentrés à chasser les mauvais esprits. Ce n'était que le début de la séance mais déjà on sentait que la pièce, baignée de vapeurs d’encens et de la lumière chaude des bougies, n’était plus celle dans laquelle nous avions pénétré toute à l’heure. Elle semblait s’être détachée de la terre pour s’envoler, quittant le socle du monde matériel. Nous voyagions tous avec ces chamanes, vers un univers originel fait de nature, vers les animaux, les rochers et les plantes ; vers un monde où chacun se retrouve à la fois seul et uni aux autres. Un monde où l'esprit, bercé par la cadence hypnotique et rentrant dans la transe collective, se détache du concret, où il quitte sa bulle personnelle pour avoir une vision d'ensemble d'un tout, comme flottant au-dessus.

Le chant, insensiblement, est devenu plus appuyé, plus puissant. La femme a pris le relais. Elle agitait ses bras où étaient accrochés des grelots, gardant le rythme, psalmodiant des paroles répétées encore et encore, entêtantes. De sa coiffe pendaient des tresses de fil bleu allant de droite et de gauche sur son visage créusé de rides. Dans son dos descendaient des étoffes de soie de toutes les couleurs qui se mélangeaient à sa chevelure rousse. Elle est entrée dans une transe particulièrement violente, s'agitant de plus en plus, remuant les bras, la tête, mais sans bouger ses pieds d'un millimètre. Deux autres femmes étaient près d’elle et la soutenait parfois, tout en lui passant constamment sous le nez un petit récipient de cuivre où brulait de l'encens.

Nous étions tous pris alors dans la transe collective. Un vieil homme, qui semblait malade, était soutenu par son voisin alors qu'il geignait, des femmes lançaient de temps en temps des cris aigus, des chants courts ou des phrases bafouillées qui devaient être des prières. Le tambour battait toujours plus fort, tapait mes tempes, emplissait mon crâne. Je n'avais aucun doute sur la présence des esprits autour de nous, appelés par ces danses magiques : esprits des anciens ou des animaux, des pierres, du vent et des nuages.

L'homme au tambour était habille d'une grande robe de cuir rouge qui lui descendait jusqu'aux pieds, avec des franges et sept fourrures de zibeline accrochées dans son dos. Sa tête était recouverte d'une coiffe compliquée, dont les tresses et les morceaux de tissu qui pendaient descendaient sur son visage, qu'ils deformaient de manière grotesque, effrayante. Il battait le tambour tantôt avec délicatesse, tantôt avec brutalité et même violence. La femme a terminé sa transe, soutenue par ses deux aides. Elle haletait, peinait à retrouver son souffle, transpirait ; elle était totalement épuisée par cette incursion dans l'autre monde. Le chamane au tambour a pris tout de suite la relève. Il s'est placé au milieu de la pièce, a accéléré le rythme, frappant de plus en plus fort ; de plus en plus vite. Mes yeux se sont voilés de pleurs, qui venaient de très loin, du plus profond de mon enfance, des gouttes tombaient sur mes joues et j'avais du mal à maîtriser cette envie qui montait, irrépressible, de fondre en larmes.

J'assistais à une scène extraordinaire, un moment où l'essence et la culture traditionnelle de ce peuple apparaissaient dans toute leur simplicité et leur évidence, où l'on remontait le temps pour entrevoir des racines universelles. L'humanité était sous mes yeux, à travers ces transes et cette spiritualité primale. Et mes larmes n'étaient ni tristes ni gaies, je me lâchais, je quittais un monde fait d'apparences et entrais dans une autre réalité, surnaturelle et pourtant si naturelle. Je voyais mon cheval, je retrouvais les sentiments de l'amitié nés de ma rencontre dans la steppe avec Bat-Otchir et sa famille, de l'amour presque ; ses yeux me fixaient, on partait galoper, en criant. Et ce n'était pas les esprits qui venaient me visiter, c'était le mien qui sortait d'un carcan, qui se donnait la liberté d' exprimer tout ce qu'il avait jusque-là toujours emprisonné, caché, nié, la puissance des émotions. A côté de moi un homme passait ses mains sur ses yeux pour sécher ses flots de larmes. Le chamane était parcouru de spasmes, ses membres battant l'air. Ses chants se changeaient en hurlements sauvages, ses frappes de tambour venaient remuer tout mon corps alors qu'il s'agitait à quelques centimètres de ma tête. Il allait et venait devant chacun d'entre nous, balançait ses bras, hurlait, haletait. De temps en temps un cri collectif retentissait et tous nous remuions les mains dans un mouvement circulaire, puis le chamane repartait de plus belle.

Peu à peu le calme est retombé en lui, ses gesticulations se sont faites plus lentes, moins amples. Il s'est approche du vieil homme qui semblait avoir sombré dans le coma. Il chassa les mauvaises forces de son corps en lui crachant de l'eau et de la vodka sur le torse et la tête ; il répéta l’opération avec un jeune homme. Une des assistantes nous fit passer des morceaux de papier dans lesquels elle aavait déposé une cuillérée de riz que nous devions ensuite emporter avec nous. Chaque personne a alors reçu trois coups de lanières de cuir ; en guise de purification et comme symbole de fin de la cérémonie. Nous nous sommes agenouillés devant le chamane et celui-ci a frappé sur les dos, sans rien retenir, mais sans cruauté ni plaisir. Quelques personnes ont crié de douleur. Une autre femme nous a à nouveau distribué du riz et nous sommes sortis pour le lancer vers le ciel, vers le monde entier.

La séance était terminée. J'avais les yeux rouges, je pleurais de nouveau, je hoquetais, je transpirais, j'étais fatigué, choqué, mais serein.

Ulaanbaatar, mai 2000

© guillaume lofi 2008