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LE BUS N'EST PAS LAID...

Histoire véridique quoiqu'exagérée d'un voyage en bus, de la frontière Tibétaine jusqu'à Kathmandou.

Tout d’abord lorsqu’on a trouvé le guichet qui vend les tickets, il faut se persuader que ce n’est pas une blague. Derrière un poteau électrique en béton, un ensemble de planches noirâtres plus ou moins reliées entre elles par des clous rouillées sert d’abri au guichetier, qui semble gigantesque tant il est serré dans sa cahute. Après avoir âprement négocié à un tarif qu’il m’assure avantageux un ticket numéroté-réservé, je cherche des yeux l’engin qui, vu la somme dérisoire déboursée pour l’acquisition de mon droit au transport, ne peut être que délabré. Je trouve rapidement le véhicule. Il l’est effectivement, délabré.

On peut même se demander s’il ne sert pas de banque d’organes pour les autres malades de la flottille. Il manque un phare sur deux et la carrosserie est constituée (entre les vides) d’un patchwork anarchique de tôles de différentes matières et couleurs. Derrière, l’échelle d’accés au toit, vu la position du premier barreau, n’a un intérêt que pour les gens mesurant plus de 2,40 m.

Je cherche à monter dans la cabine pour vérifier si il y a des sièges ou au moins des poufs, et là, surprise ! Les bus népalais n’ont pas de porte d’accès pour les ayants-droits. Pas de porte ! Je me précipite alors de l’autre côté du monstre. Je découvre alors deux ouvertures, l’une à l’avant, l’autre vers l’arrière (sa position exacte est difficile à déterminer). N’étant pas né de la dernière pluie de mousson, je suppute alors une astuce. Je réfléchis quelques millièmes de seconde et avance une hypothèse qui me semble mieux tenir la route que les véhicules qu’elle concerne. Au Népal les gens roulent à droite, comme nos chers amis d’outre-manche.

Rassuré et fier de ma déduction, je décide de m’asseoir à ma place numérotée-réservée pour m’accorder un repos bien mérité. De petits papiers gris et sales poratnt numéro sont scotchés au-dessus des sièges. Grâce à eux je trouve rapidement ma place, bien située, avec vue plein sud et grande baie vitrée, avec système d’ouverture automatique dans les virages à gauche.

Je teste la souplesse de ma place, la tâtant du bout de mes doigts inquisiteurs quoique tendus. Voyant la réponse ténue accordé par le cuir artificiel à ma pression, je repense avec une mélancolie attendrie aux trains chinois, dont les voyages en classe « assis-dur » ont ravi des millions de fessiers, dont le mien. Je décide de me jeter dans l’eau du vase et de faire confiance aux muscles remarquablement développés de mon train inférieur pour contenir dans les prochaines heures les assauts de la banquette. Je m’assoie donc.

Comme cela semble bien se passer, je remonte une jambe, la passe par-dessus le genou de l’autre, le pied se retrouvant en suspension grâce au jeu subtil de la répartition des masses basé sur le principe des barycentres, principe sur lequel je pourrais m’étendre. Ce que je ne ferai pas, ce n’est ni le moment ni l’endroit. Je me retrouve ainsi jambes croisées, position idéale pour venir y appuyer les coudes et joindre les mains sous le menton. Ceci permet de relâcher complètement les muscles du cou. Détendu, calme et serein, on peut alors baisser très légèrement les paupières et, de ce regard à peine troublé, se plonger dans la contemplation des merveilleux paysages exotiques de ce fabuleux pays et laisser s’ouvrir ce fameux troisième œil, auquel il va falloir que je m’habitue quand je l’aurai découvert.

Pour l’instant, derrière ma baie vitrée automatique, un vieux népalais en pleine opération de brossage de dents m’envoie un sourire amical et mousseux qui dégouline sur son marcel troué. Comprenant que la béatitude est un état subjectif, je reviens à la réalité.

Le cerveau humain est une machine fantastique et incroyablement complexe. Imaginez ces milliards de cellules, appelées neurones, qui sont connectées entre elles par un réseau d’axones à faire pâlir d’envie la SNCF, réseau qui nous permet de traiter les informations à une vitesse stupéfiante. Dans ce fouillis que constituent mes deux hémisphères, un message chimique, proche du phénomène électrique dans son mode de conduction, est transporté à une vitesse phénoménale par l’influx nerveux, courant saltatoirement sur la gaine de myéline, et vient activer une autre zone de mon encéphale. Dans ses replis graisseux était stocké le concept « sac-à-dos ».

Je tourne la tête derechef et découvre, horrifié, l’objet de mon tourment vautré paresseusement sur un tas de poussière, seul, isolé, abandonné du monde. En moins de temps qu’il n’en faut à un yack pour comprendre une blague de ma sœur, mon corps, n’écoutant que son courage, réagit aux ordres de la zone « Action Prioritaire » de mon cerveau reptilien. Planant par-dessus les deux marches qui permettent de se hisser à l’intérieur du Pullman customisé, je saisi mon sac par le col et le tire à moi dans un mouvement vif et agacé, qui traduit plus l’inquiétude que la réelle colère envers ce fidèle compagnon de voyage.

Je le charge vigoureusement sur mes épaules puis le lance d’un seul bras à près de dix mètres de haut. Je saute et effectue deux saltos, le temps de refaire mes lacets, puis retombe lestement sur la galerie du toit. Je n’ai plus alors qu’à tendre le bras pour récupérer le voltigeur et l’accrocher solidement en quelques secondes à l’emplacement idoine, d’un fouetté de sangle bien senti. Puis, sous les yeux ébahis de la foule, je m’élance de nouveau dans le vide, cueillant lors de ma figure une orchidée, que je glisse délicatement en me rétablissant dans la chevelure noir de Jai d’une jeune indigène. Réajustant mes ray-ban et mon Stetson, je me glisse d’un petit saut discret dans l’habitacle et regagne ma place.

Le bus est plein. Plein comme un œuf, bondé, surchargé, gonflé, asphyxié par une foule souriante bien que compactée. Les bagages, sacs, cartons, valises, poules, chèvres et autres poulets, qui ont doublé la hauteur totale du véhicule et déplacé son centre de gravité vers un point situé au-dessus de la limite des neiges éternelles, dégoulinent du toit et se répandent sur les vitres, maintenus vaille-que-vaille par quelques cordes et sangles rongées par le temps.

Sous le plancher du monstre les choses évoluent. Un « rheurheurheu » asthmatique surgit du poste de pilotage du vaisseau. On entend alors un grondement sourd accompagné de trépidations. Finalement une explosion retentit et un nuage noir est violemment éructé par le pseudo-pot d’échappement. Le silence retombe alors, laissant le chauffeur et les passagers aussi interdits que le sens de la voie qui nous fait face. Les visages tendus des habitants de la capsule dressent alors un œil interrogateur en direction du moteur (visible de tous sur ces modèles asiatiques bien aérés). D’un coup de talon bien ajusté dans le tableau de bord en placage acajou du meilleur effet, le chauffeur fait vite comprendre qui est le chef ici, bon-sang de Shiva !

Visiblement inquiet pour son intégrité déjà bien entamée, le bus crachote, râle, toussote, vibre de tous ses rivets et finit par ronronner grassement, tel un spoutnik en instance de décollage. Sur les sièges, les rares ceintures restantes se bouclent, les cigarettes s’éteignent, les enfants dans l’allée centrale cessent de jouer au foot avec une vieille orange. Le ciel même s’assombrit, craignant de troubler par un éclat trop vif la potentielle et attendue envolée du phœnix.

Après deux heures de route, nous sortons du village.

Il faut dire que pendant les cinq cents premiers mètres, un combat à roues nues, entaché de coups de cric, d’invectives et pleurs bilatéraux, a considérablement fait chuter notre vitesse de croisière, qui avait pourtant atteint les 15 km/h dans les 20 premiers mètres. Mais, finalement, la bête semble se décider à bien vouloir nous mener à bon port –du moins, à essayer.

Nous nous élançons donc sur les tortueuses pistes népalaises. Au début, c’est facile, ça descend. Nous n’avons qu’à nous laisser glisser sur des pentes à 20%, moteur coupé bien entendu, pour ne pas troubler le silence étonnant qui enveloppe cet instant magique. Les virages en épingle à cheveux sont abordés dans un style pur et académique, à la fois incisif et coulé. On sent la parfaite osmose –on pourrait parler d’amitié- qui unit l’homme à la machine.

La technique utilisée par le couple bionique est simple, astucieuse et exotique : lorsque le bus, dévalant à près de 60 km/h, aperçoit les premiers signes du virage susnommé, il sait, au plus profond de ses vis platinées, qu’il doit impérativement réduire sa vitesse s’il ne veut pas constater, comme tant de ses congénères (paix à leur âme), qu’il plane beaucoup moins bien qu’un avion. Sentant le danger s’avancer à grandes enjambées vers eux, le chauffeur et son engin, tels Lucky Luke et Jolly Jumper, tels Thésée et Ariane, unis par un amour qui dépasse les lois des hommes et une soif d’aventures dignes du Capitaine Fracasse ou de Rémi Julienne, le chauffeur et son engin, donc, voyant la dangereuse courbe à quelques encablures devant eux, décident de jouer le tout pour le tout.

Cela va très vite : le chauffeur, au regard déterminé, aux pupilles dilatées et à l’iris si vert qu’on le croirait d’émeraude (certaines diraient même qu’on s’y noierait), enfonce la pédale centrale, tire le frein à main et demande à tous d’entamer les prières et de faire les offrandes, pour que les dieux nous montrent le chemin dans ce moment difficile où nous risquons de nous envoler avant de nous écraser cinq cents mètres plus bas, dans la rivière tumultueuse qui charrie les eaux issues des neiges sacrées de l’Himalaya, que je n’aurais jamais dû quitter, me dis-je à cet instant-là.

Alors que les premiers sacrifices de chèvres ont lieu dans l’allée centrale du véhicule, une brusque décélération, due vraisemblablement à une perte de vitesse, nous informe que notre futur cercueil semble réagir aux sollicitations de son pilote. Quelques coups de volant bien ajustés provoquent une godille souple, représentative d’une fonction conique complexe, au style très personnel, qui vient augmenter l’efficacité relative du freinage et transforme la catastrophe annoncée en un instant de grâce, que tout amateur de miracle classera dans ses archives à côté de Bernadette ou des petits pains.

Sur les banquettes la tension se relâche et les respirations reprennent. Les passagers perdent leur expression d’huître constipée placée face à un problème d’intégrale et vaquent de nouveau à leurs occupations. Les hommes se regroupent pour boire le thé, jouant leur misérable salaire sur quelques coups de dés, discutant avec leur voisin des dernières décisions prises en matière de taxation douanière des produits manufacturés déclarés non-conformes aux utilisations sus-décrites dans le formulaire n°NC2563 ; certains se curent le nez avec distinction, d’autres les oreilles ; les enfants jouent dans la boue au milieu des bufflos pendant que les femmes battent énergiquement le linge dans les eaux troubles du lac ; la vie a repris son cours dans l’autobus, jusqu’au prochain virage.

Le voyage continue d’une roue experte, conduite de main de maître par un artiste de la courbe, un Mozart de la rondeur, un Lépine de la tangente. Nous dévalons les pentes, traversant les villages comme un éléphant à réaction traverse une fourmilière, c’est-à-dire klaxonnant de manière ininterrompue, fendant la foule misérable qui s’entasse le long des bas-côtés poussiéreux dans des assemblages de bois et de chaume à l’équilibre précaire, la couvrant d’un voile de poussière comme le simoun engloutit les Dupondt dans Tintin au pays de l’or noir.

Après avoir écrasé sans égard quelques poulets et autres volailles étiques et inconscientes, le « Démon aux 50 Têtes », comme le surnomment les observateurs de l’ONU chargés du développement des transports, plonge de nouveau dans la forêt. Ce biotope d’altitude si particulier comporte une forte proportion d’espèces animales et végétales endémiques. Sa canopée élevée et arrosée par les pluies dantesques, issues des nuages stoppés par la barrière himalayenne, résonne jour et nuit, été comme hiver, des cris de millions d’oiseaux, de ceux des singes, des frottements stridents des blattes géantes s’accouplant avec d’autres blattes géantes (elles sont vraiment gigantesques, un vrai cauchemar !) ou encore du hurlement du yéti venu faire quelques emplettes dans un village du coin...

Mais revenons à nos moutons et concentrons-nous sur le sujet qui nous préoccupe et que je cause dont auquel il s’agit : notre voyage intersidéral. Après avoir quitté les pentes abruptes, l’autobus préhistorique poursuit sur sa lancée sa course folle dans la campagne vallonnée. Maintenant que le danger semble moins présent, il m'est possible d’aborder une question fondamentale, qui a plongé des générations de chercheurs dans des abîmes de perplexité, qui a causé maints suicides dans la communauté des jeunes thésards de l’Université Libre de Trois-Cailloux, Québec (source OMS), une question qui a fait la fortune des manucures établis sur les campus tant la rognure d’ongle était en vogue en ces temps des Chemins de Kathmandou ; bref une question primordiale quant à la survie de l’humanité et même, oserais-je, de l’univers dans sa pleine et entière globale totalité : « l’arrêt du bus népalais suit-il une logique quelconque ? »

Problème métaphysique ardu s’il en est, dont la problématique pratique pourrait se traduire de la manière suivante pour ceux qui n’ont jamais eu la chance d’utiliser ce moyen de transport typique (et d’arriver en vie, bien évidemment) : le bus népalais s’arrête d’une manière qui n’existe nulle part ailleurs, qu’aucun animal, machine ou être humain ne saurait reproduire. Il arrive à fond les manettes, ralentit sensiblement, repart pour une dizaine de mètres dans un hurlement de moteur, passe devant l’homme qui a fait un signe pour demander à monter, ralentit à nouveau, dérape, retrouve sa trajectoire alors que l’homme court parallèlement à lui. Le bus reprend alors de la vitesse, en plein virage et, si possible, en doublant un concurrent, alors que le futur voyageur est en train de planer pour tenter attraper toute partie du véhicule à sa portée. Augmentant encore sa vitesse durant 250 mètres, le bus hoquetant mais vaillant s’en va freiner de nouveau, pour finalement s’arrêter définitivement à la sortie du village, expirant un nuage de satisfaction tandis que le nouveau passager se hisse comme il peut dans l’habitacle ajouré.

Quand le moteur s’arrête pour de bon, une horde d’enfants et de femmes se jette littéralement à l’abordage du vaisseau pour tenter de vendre cacahuètes, noix et fruits séchés, eau trouble en bouteille et tout autre produit vendable (ou pas). Puis une grande partie des passagers descend dans une cohue hallucinante pour se soulager, fumer, dire bonjour à un ami, ou seulement déplier ses membres engourdis et froissés. C’est le moment que choisit normalement le chauffeur pour relancer le moteur du monstre et faire hurler son klaxon, ce qui entraîne une nouvelle panique et un repli inorganisé des valeureux mais imprudents « extérieurs ».

Une heure plus tard, quand le bus est prêt, on repart vers de nouvelles aventures. Après plus de quinze heures de voyage, nous atteignons Kathmandou, hagards, heureux pour ceux qui sont entiers et qui n’ont perdu aucun membre de la famille durant la descente, épuisés au-delà de l’imaginable... Nous avons parcouru environ 200 kms sur un plan horizontal et 4000 m sur le plan vertical. Sur le plan des souvenirs et des émotions, cela n’est pas quantifiable.

Kathmandou, décembre 1999

© guillaume lofi 2008