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SAVOIR POURQUOI ON VEUT ALLER LOIN

ASIE / de Moscou à Ulaanbaatar
echauffement

PREMIER TEMPS
RUSSIE - ECHAUFFEMENT

Octobre 1999 : le début, le tout début.
Rencontre avec les autres, avec moi-même, la France s’éfface lentement ; ni triste ni heureux, dans des bus clonés on roule des jours et des nuits, traversant l’Europe vers le levant. La douane biélorusse, mitraillettes et casquettes estompées de brouillards, la blanche Russie n'accueille pas mais contrôle. Les ornières nous bercent et ce sont les étranges retrouvailles avec Moscou, qui ouvrent mes perspectives de Sibérie.
Tugudu, tugudu, le transsibérien m’emmène au coeur des bouleaux, des sapins, paravents de villes numérotées et oubliées. La loco fend poussivement son océan de tristesse et de décrépitude et la nature jure et souffre. Temps qui s’étire, naîvement, infini, repliant mon être ; les yeux qui palpitent et ne veulent plus se fermer.
Puis les rouleaux du lac Baïkal, l’entrée en Mongolie, le front greffé à la vitre givrée, la steppe rêvée défile endormie derrière mes larmes et les flocons m’accueillent sur le quai dans un petit matin glacial et improbable.
Planté là, je suis perdu, tout va si vite.

Ulaanbaatar, Mongolie - octobre 1999

mongolie

DEUXIEME TEMPS
MONGOLIE - GALOPS

Ulaanbaatar, la ville est devant moi, je la renifle, je l’écoute, je la touche par ses flocons d’octobre qui accompagnent mes premiers pas dans le pays rêvé. Derrière le béton qui pousse ou s’écroule, les montagnes m’observent, sûres d’elles. Au petit matin glacé et enneigé, je trace, hagard, j’arpente les perspectives ternes, disproportionnées, pâtés staliniens assiégées par les camps de yourtes.

J’irai vers l’ouest, vers l’antique capitale, Kharkhorin, au bout de mon monde, au cœur de celui des nomades. La route est incertaine, rare, inexistante, les décors brûlent les yeux : mesas, rocailles et herbes rares, rouges, jaunes, l’infini, les chameaux qui déambulent. Je vais parler aux chevaux et rencontrer cette belle solitude que je voulais tant, depuis si longtemps. Rencontres, communication sans parole ; avec ces hommes sauvages les regards suffisent aux sourires.

Mon cheval que je découvre, un vrai cheval, qui m’entraîne sur la steppe ; galop d’essai, mon cœur s’emballe et les larmes ne sont pas dues au froid. On trottine tous les deux sur la steppe, perdus, au milieu du vide, de la liberté. Les sabots de mon ami tant désiré font un vacarme assourdissant dans ma tête. Seul, totalement, incroyablement seul. Mais l’homme surgit du néant, on ne se quittera plus. Son thé salé qui réchauffe après nos courses dans le vent froid, les «buzz» de sa femme qui nous remettent en selle. Paysages désolés, ponctués des taches blanches des yourtes minuscules, parcourus inlassablement, bonheur aux lèvres, oreilles dressées, sans horizon visible ; montagnes pelées, vallées cachées où résonnent les hennissements de mon étalon ; rencontres éphémères de rares éleveurs ébahis. Et les vautours, les renards, les marmottes qui doivent rire.

Une fête mongole, aujourd’hui on pend la crémaillère de la belle bicoque de rondins du voisin, à une heure de trot : festin pour insatiables, profusion de victuailles fumées, agneau rôti et yack séché, immondes gâteaux sucrés ; airag, arkhi, vodka en cascades. Les yeux pincés, rougis, me transpercent tendrement de questions, on chante, on rie ; on mange la vie dans cette journée qui sort du temps. Puis galoper de nouveau, assis sur le pelage de mon cheval et sa belle crinière drue au bout de mes doigts, sans rien sinon le vent neigeux qui chante et caresse. Discussions silencieuses ; on regarde passer les nuages, on se lit, on se découvre encore, assis sur la Terre ; instants de méditation inestimables sur la simplicité et la beauté qui nous relance dans un galop effréné.

Dressés sur nos étriers, nos bras en croix pour embrasser le monde, louant notre chance, c’est une vieille amitié de quelques jours; nous sommes des chevaux parmi les chevaux, des cailloux, des brins d’herbe et des arbres immenses.

Kharkhorin, Mongolie - novembre 1999

chine

TROISIEME TEMPS
CHINE - MELANGES

Le choc après tant de nature mongole. Beijing dense, immense, infatigable, fourmilière qui fait la pieuvre ; je traîne dans des avenues pompeuses, passant devant des temples rêves d’architecte, coincés entre des gâteaux néo-classiques de trente étages ; j’ose quand même les ruelles des quartiers du Moyen-Âge, avant que le béton insatiable ne les digère.

En ce premier matin de Chine, c’est ping-pong sur une placette avec des vieillards bienveillants et fins techniciens, une musique stridente crachée des haut-parleurs publics qui accompagne les gymnastes et valseurs matinaux.

Déjà je repars, je quitte la ville –toutes les mêmes, les villes, finalement ; le train démarre vers le sud, puis vire vers l’ouest, plein ouest, vers l’infiniment plat, le désert à nouveau, qui dissimule les marches de l'empire ; rien ne me convient mieux que le vide. Je vais retrouver le rien. Deux jours avec hans, huis, mongols, ouigours, dans un wagon qui m'accepte, me nourrit, me sourit ; ces chinois joliment curieux m'offrent leur chaleur simple. Tout a une fin ; tout le monde descend! Et me salue sur le quai de cette gare de Liuyuan qui n'existe pas. Enfin le désert qui revient, la fin de la muraille sans fin, les citées oubliées de la route de la soie, ensablées, visitées par Marco. Balancé par mon chameau sur les collines chantantes, mille Bouddhas me dévisagent ; visite étrange de grottes où l'histoire sommeille au frais. Mais trop de contrôles, arnaques, moqueries ; le long-nez est vache à lait, banque sur pattes.

Cap au sud, vite. Le bus fend le silence de la plaine glacée, traverse le chaud et le froid des plateaux d'altitude ; troupeaux de chameaux placides, montagnes posées sous le vent, la neige, le soleil et encore le vent qui bat les murailles érodées. Rochers ou fantômes d'antiques citées de briques rouges? Personne, pas une âme, juste une route chinoise, où glisse lentement notre véhicule. Décidément, ce voyage est beau, lent, incroyablement long. Voici les lacs salés et au loin, encore plus loin, on voit le Toit du Monde, le Royaume Interdit qui lance ses falaises vers les étoiles.

Golmud porte du Tibet ; ville hideuse, oasis de béton qui n'a rien à faire là. Arnaques encore, discussions idiotes avec des fonctionnaires stupides, apeurés, avant d'avoir l'autorisation de poursuivre ; minuscule victoire sur ce géant chinois qui fait plus que m'agacer.

Vais-je arriver à y monter enfin, tout là-haut, toucher le ciel infiniment bleu?

Route Golmud-Lhassa, Chine et Tibet - novembre 1999

tibet

QUATRIEME TEMPS
TIBET - RESPIRONS

Golmud reste en bas et nous sommes tout de suite à 5000…froid asphyxiant, épuisant ; le bus-couchettes gouvernemental grimpe péniblement, descend puis remonte plus haut encore.

Traversée de quelques hameaux miteux, égarés, où les chiens jaunes aboient quand notre car passe. Terres pelées, battues par les rafales, lunaires. Rouges des poussières, ocres des falaises, blanc des neiges, bleu profond d’un ciel retrouvé. Les poumons souffrent, les yeux se délectent, mais partout ce sont casernes, drapeaux incongrus, check points : la Chine autoritaire, omniprésente, écrasante, gênante. Arrêt dans des auberges, goulasch et soupes de nouilles. Trente heures de rêve et de cauchemars, peuplés de platitudes, de délires d’altitudes, de gorges et ravins, rocs géants et effondrements béants. Lhassa surgit enfin, je n’y croyais plus.

Premières errances dans la ville la plus haute : temples, monastères défigurés, moines tout de rouge vêtus, pèlerins qui tournent dans le sens des aiguilles, des vies étranges suspendues dans une lente agonie culturelle. Dans la rue on s’allonge, on se relève, on s’allonge à nouveau, on a tout le temps, on renaîtra. Il y a l’odeur puissante des encens, le tintement des cloches, le cliquetis des moulins à prière, les halos des bougies fleurant le beurre qui éclairent mollement des ténèbres d’occupation. Vision du palais du Potala, délaissé de force par son maître, une masse dominante, puissante, suintante de formol et d’hypocrisie. Il est beau ce palais, il est immensément triste. Des bouddhas me sourient, comme les espions déguisés en moines qui passent devant les caméras cachées. Malaise, étouffement.

Je repars. 4x4, quatre jours en haut, au plus haut, dans le vide du plateau, vers les sommets himalayens qui grattent les nuages. La route devient piste, pierres, trous et bosses. Nuitées glacées chez l’habitant, on est enfin libérés et on hume la bonne odeur de la chèvre rôtie ; le thé salé au beurre réchauffe les gosiers, le chang les têtes. Matin après matin le cycle recommence ; on repars dans le froid, on jette des prières à chaque col franchi, petits morceaux d’idéaux emportés dans le vent. Everest, Qomolongma, face nord. On le touche presque, on se gèle les pieds dans la glace et le cerveau surchauffe dans l’air raréfié. 6000, peut-être moins, peut-être plus. Dans le monastère le plus haut de ce bas monde on se dore au soleil et on se sourit tous ; je pleure car l’enfant ne fait pas que me regarder, il me voit. La descente ; les yacks qui nous regardent passer, sereins, emmitouflés dans leur grand manteau de poils, sympathiques petits points qui parsèment nos dernières heures au Pays Nu.

L’espace se contracte, le Népal approche.

Everest, Tibet - décembre 1999

nepal

CINQUIEME TEMPS
NEPAL - EVEILS

Après des semaines d’apesanteur, redescendons sur terre. Kodari, sur les frontières… nulle part et partout. Dans la ville double, étouffante, je ruisselle dans l’atmosphère moite et lourde. Trafics, argent louche, regards louches qui me scrutent, tendus ; la misère est palpable. La vaisselle est dans la rue, les enfants sales ouvrent sur mon monde des yeux pétillants et gais, pieds nus plantés dans l’eau croupie où flottent les ordures.

C’est la plongée dans la jungle népalaise, accrochés comme elle par miracle aux flancs verticaux, on descend, on descend, pauvres sardines coincées dans un bus troué ; on retrouve la vie subitement, une vie grouillante, bruyante, profusion d’humains que j’avais oubliés. Une dimension que l’on quitte, une autre qui explose.

Pour finir, pour commencer, Kathmandou la belle, la bruyante, la colorée, ghetto à touristes, glissant dans une foule compacte. Pollution qui me prend à la gorge, elle stagne au dessus des temples aux boiseries de,telées ; je les découvre sans tour-opérateur, fonds d’arrières cours secrètes, coincées entre immeubles croulants et bidonvilles. Rickshaws pédalés de pied de maître, emportant les noctambules en surnombre ; souvenirs, souvenirs, pas chers. Boites de nuit bondées, musique technologiquement déplacée, elle crève les tympans des fantômes qui s’encanaillent ; alcools et autres ; devises étrangères et mendiants difformes, blancs en extase ou perdus dans leurs fumées depuis tant d’années. C’est ça, le Népal ? L’endormissement qui me prend, qui s’insinue en douceur ; plus aucun intérêt pour tout ça, tous ces plaisirs désagréables dans cette ville qui me vide ; abrutis que nous sommes ! Nouvel essai à Pokhara ; mais Noël sur le lac n’est que déprime, artifice, futilité, vénalité. Millenium classique dans la capitale pour un instant en fête, puis je m’échappe vers le sud.

Je parcours la jungle ; sifflements des paons, feulements des tigres, tintamarre nocturne qui pourtant me berce. Les éléphants me font rire, le rhinocéros me course, les geckos s’occupent de mes moustiques ; crocos et gavials bâillants, ours lippus, cerfs farouches ; la nature reprend mon contrôle. Enfin je me retrouve, seul avec mes animaux, avec moi. J’ai rencontré ici un peuple de la forêt, qui m’a invité à vivre, les bras ouverts comme le cœur. Hommes simples, femmes fondamentalement belles, enfants aux sourires indélébiles ; pauvreté aussi, mais dans la joie ; ils ont su s’adapter.

Je ne veux plus partir de ce paradis.

Sauraha (Chittwan), Népal - janvier 2000

inde

SIXIEME TEMPS
INDE - DENSITE

Je suis dans un film, ce pays est impossible. Sous-continent d’incompréhensions, promiscuité, fatigue, harcèlement, visions délirantes ; le choc est immense, traumatisant.

Impossible de communiquer, je parle à des martiens. On me détaille, yeux écarquillés sur ma différence, à trente centimètres de mon nez. Je découvre une misère inimaginable ; ce n’est plus de la misère, c’est de l’horreur. Mais on s’y fait, tous comptes faits ; je chute dans l’indifférence, la froideur, seule solution pour survivre à ça. Pourquoi me plaindre, ce n’est pas moi qui patauge dans les caniveaux, qui me nourrit comme un chien, qui survit dans les immondices. Cabanes faites de branches maigres comme leur corps, meublées seulement de rêves et de besoins. Ils vivent à deux pas de la mort, dans des villes tentaculaires ou des campagnes impitoyables ; agglutinement, fourmilière.

J’absorbe aussi la beauté et la paix des temples, des palais ; pierres polies par l’amour, briques effritées par les frôlements de la dévotion, sculptures rondes d’une éternité. Un indien me dévisage, greffé à moi par cette habitude qu’on a ici du toucher ; bus squelettique m’emmenant au-dessus des trous d’une vague route qui visite la campagne brûlée. Puis, le Taj-Mahal de nos rêves, dans une ville d’Agra démesurée et quémandeuse ; rituels des rickshaws déplaçant de souvenir en souvenir des touristes scandaleusement gros, hardes de gosses étiques qui les suivent comme des ombres, un monde de contrastes dérangeant. La vallée du Gange, des villages dont les temples se dressent au-dessus des frondaisons prises dans la brume ; contrôlé par des militaires clonés et bâtonnés aux moustaches suintantes de brillantine ; ils veulent mon argent, menacent. Logique qu’ils essaient, mais je résiste.

Bénarès, Varanasi : la mort et la vie dans un même lieu, qui se mélangent dans un cycle imparable sur les berges du fleuve sacré. Les eaux du Gange pour la cuisine, la toilette, on y boit, on y chie, on y prie ; baignoire vénérée, c’est un élixir, un vide-ordures ; ses eaux sages lavent les cadavres devant les yeux d’un jeune vieillard qui attend sa mort, sa naissance, sourire aux lèvres. Les vaches pullulent, grasses, choyées ; on compte les côtes de ce mendiant que les sacrés bovins doublent ; elles écrasent les restes de pieds des lépreux, innocentes, à jamais adorées. J’en rencontre des touristes : mystiques, naïfs, égarés, mal à l’aise, ridicules dans leur bel habit indigène ; car on n’est que voyeur, on n’a rien à faire là, malhonnêtes, impudiques, cérébraux, trop gâtés.

C’est ensuite Calcutta sous la chaleur collante ; les anglais sont bien loin de cette ville incongrue que les indiens ont refaçonnée d’étrange manière. Des trottoirs sans matelas pour la nuit de ces dizaines de milliers de déjà morts qui n’ont rien que leur ombre ; ils hantent la ville, ce sont des fantômes abandonnés de tous, et d’abord de moi-même.

Calcutta, Inde - février 2000

thailande laos

SEPTIEME TEMPS
THAILANDE / LAOS - TOUFFEUR

Apres I'Inde époustouflante, voici les délices de Bangkok, dans la brume caniculaire ; aveuglé de sueur, me cognant aux européens ; ils s'éclatent, pas moi. Ville reformatée, supermarchés stériles, bibelots hideux jouxtant les centaines de bars ou elles se trémoussent pour leurs plaisirs; facile la vie pour nous, facile.

Quand même des beautés, des moments de plaisir des yeux, du cœur, du palais. Balades qui n'en finissent pas sur les canaux ; je glisse dans ces barques fines aux moteurs rugissants ; je découvre les temples surchargés, coiffés d'ors pompeuses, les moines colorés qui passent sagement, procession de joyeux lutins, sur le trottoir quotidiennement lessivé ; et des sourires chaleureux sous les chapeaux coniques.

Je suis au milieu des cocotiers, hors de cette ville, avec les Bouddhas ; on quitte la modernité des gratte-ciels qui regardent de trop haut les taudis de planches branlants. Puis un bus impeccable, quatre étoiles à deux étages sur six roues, enfin un peu d'air, conditionne mais frais.

La Thaïlande s’efface, je rentre dans un pays sauvage ; Laos de la pauvreté, de la joie de vivre ; c'est beau, c'est tranquille, c'est parfait. On perçoit vite que les français étaient là, il n’y a pas si longtemps, tous comptes faits. Mes papilles avaient oublié le goût de la baguette-beurre ramollie dans le vrai café, on sirote un pastis, on regarde passer le temps dans Vientiane, capitale assoupie comme un vieux matou aux poils ras, lové dans un creux du Mékong. Steak au poivre et Médoc un peu trop chaud, ce n'est pas important ; regards sur les flots lents, puissants, du Fleuve Mère ; des moustiques bien sûr, mais la quiétude d'un voyage au début du siècle ; la Peugeot qui pétarade et ramène au temps présent. Je me sentais pourtant très bien dans le passé.

Puis la traversée du pays vers le nord ; plus d'électricité, plus de béton ; des jungles touffues et brumeuses qui mangent la route. Le Mékong à nouveau et 15 jours de paix et de sérénité à Luang-Prabang. Ville-musée, mémoire de la rencontre improbable entre deux pays ; c’étaient les Colonies, les laotiens ne sont pas rancuniers. Doux climat, ne rien faire ; je regarde, je contemple les vies. Ensuite la plongée dans la préhistoire, les tribus si accueillantes devant leurs magnifiques maisons de bois flottant dans I'air ; ravins, bucherons pied-nus qui surgissent de la jungle avec leur coupe-coupe ; arbres qui veulent toucher le ciel.

J'arrive encore sur les frontières. Le monstre chinois est de nouveau face à moi.

Boten (frontière chinoise), Laos - mars 2000

chine

HUITIEME TEMPS
CHINE - REMONTEE

Des jungles, des jungles, elles n'en finissent jamais mais je ne me lasse pas; rien ne vaut cette nature. Kilomètres dans un bus au ralenti ; j'y suis habitué à apprécier les gens, les heures qui défilent ; c'est long quand même. Toute la démesure de I'Empire du Milieu, ces petites villes immenses, l'incompréhension ; et les sourires, toujours les sourires pour moi, des cadeaux. J'étudie de nouveau ces maisons d'un autre âge ; costumes multicolores, parures, bout de la terre ; le Yunnan, chinois et encore un peu libre dans sa tête. Envie de rentrer , la Mongolie m'appelle, j'entends mon cheval qui hennit, m'appelle, là-bas, très loin encore, je dois "rentrer au pays".

Le Fleuve Bleu maintenant. Le bateau de croisière m'emmène dans la bêtise et la beauté ; tant de paysages fantastiques en sursis ; trois jours sur le Yangtse ; tout va disparaître dans cinq ans, noyé sous son eau. Et mon effroi devant ce qui se prépare. Asphyxiés, sous 200 mètres du liquide qui normalement donne la vie ; ici on meurt déjà de l'attente du massacre imparable. Ce sera quand même le plus grand barrage du monde, une prouesse ; on est très fier a Beijing, fier d'une annihilation. Agacement, énervement, émerveillement aussi; autant en profiter, puisqu'on est là. Le courant me pousse avec douceur sur le fil de l'eau du temps suspendu, voyageur presque immobile. Petites maisons accrochées sur les falaises, comme des nids d'hirondelles ; il y a des tombeaux troglodytes d’où les momies en colère vont sortir manifester j'espère.

Puis la réalité qui revient, bruyante, qui agresse. Poussière, grisaille, ruines neuves de villes embrumées, usines à inquiétudes crachant leurs vapeurs jaunes, une fin de croisière douce-heureuse. Beijing qui se profile au bout du train et que je retrouve quelques jours ; ce n'était qu'une visite impromptue ; pas le temps de s’attarder, de se retourner. Allons, poursuivons, c'est la vie et elle s'écoule encore plus naturellement que les larmes; alors suivons notre courant. Maintenant le retour au pays onirique de mon enfance, la France est presque oubliée, je m'en veux, mais j'ai gouté trop de choses nouvelles, plus d'arrêt possible, je continuerai longtemps je pense.

Le Transmongolien crachote, ça y est, ça approche ; le cœur qui bat de plus en plus vite et résonne sous la Grande Muraille ; c'est de l'autre côté! Steppes dans ma dernière nuit d’impatience.

Ulaanbaatar, la descente, le taxi. Et maintenant? On verra bien.

Ulaanbaatar, Mongolie - avril 2000

© guillaume lofi 2008